Les Luminaires, un siècle d’évolution et de design

À la fin du XIXème siècle, grâce aux nombreuses expérimentations initiées dès le XVIIIème siècle par plusieurs savants comme Alessandro Volta, Michael Faraday, André-Marie Ampère ou James Clerk Maxwell, l’électricité remplace progressivement tous les autres modes d’éclairage dans l’espace domestique et public et éclipse les lampes à pétrole et l’éclairage au feu ou au gaz.
En effet, en 1878, Joseph Swan, met au point une invention révolutionnaire : l’ampoule électrique. En 1879, Thomas Edison améliore le procédé et dépose le brevet de la lampe à incandescence. Les améliorations se multiplient également au XXe siècle : les néons sont inventés en 1910 par Georges Claude, la lampe halogène en 1959 par Edward Zubler et Frederick Mosby, la lampe à plasma apparaît dans les années 1970 aux Etats-Unis, etc.

Ces inventions permettent au luminaire d’accéder au rang d’objet d’intérêt dont l’aspect est capable d’évoluer en suivant les tendances de l’architecture, des arts décoratifs puis du design. Comme toujours dans ces domaines, les modes et le goût sont rythmés par des réactions et des contre-réactions, alternant des périodes aux réalisations fastes et exubérantes avec des périodes aux créations plus discrètes ou assagies, ce qui rend parfois difficile l’exposé d’une vue d’ensemble.
Pourtant, il n’est pas impossible de caractériser l’évolution de la création de luminaires depuis la fin du XIXème siècle. En effet, à cette période, une grande variété de luminaires est créée grâce à la multiplication des matériaux, des techniques de production et du nombre de dessinateurs industriels, même si leur coût reste très élevé. On voit progressivement apparaître dans ce domaine les prémisses du « design », c’est-à-dire la conception et la réalisation d’un produit à la croisée de l’art et de l’innovation technique, explorant les nouveaux apports de la technologie tout en prêtant attention aux différentes problématiques quotidiennes sociales, économiques, humaines et aussi environnementales.
C’est véritablement pendant l’entre-deux-guerres, grâce à l’industrialisation, que la production de lampes prend une nouvelle dimension avec l’apparition de systèmes plus universels et compatibles avec une production sérielle. Les expérimentations esthétiques se multiplient de façon significative à la fin de la Seconde Guerre Mondiale, élargissant drastiquement la liberté de création des designers, peu soumis aux questions d’ergonomie en matière de luminaires.

Au fil de l’évolution des techniques, des mœurs et des modes de consommation, redécouvrons ensemble, sans avoir la prétention d’être exhaustif, les grandes évolutions et tendances qui ont rythmé la production de luminaires depuis la fin du XIXe siècle.

Les prémisses du design de luminaires

I. Les premières fantaisies visuelles de l’Art Nouveau et l’Art Déco

 

La naissance des ampoules créées par Thomas Edison est le point de départ d’une véritable révolution esthétique du luminaire. Les premières lampes électriques sont d’anciennes lampes à gaz ou à pétrole transformées et d’usage plutôt utilitaire. Leur évolution, au début du XXe siècle se situe essentiellement au niveau de l’ornement qu’elles véhiculent et de leurs formes.

Globalement, l’ornement des luminaires s’accorde avec l’évolution stylistique propre à chaque période. Ainsi, pendant l’essor de style Art Nouveau, les lampes arborent des motifs naturels, végétaux et animaliers propres à ce style, tels que des libellules, des fleurs ou des champignons.

L’Ecole de Nancy, fondée par Emile Gallé, développe un style décoratif inspiré de la nature, avec des lampes aux structures en bronze ou en métal forgé. Les abat-jours en verre sont sculptés en haut-relief, gravés à l’acide 1 ou réalisés grâce à la technique de la marqueterie de verre 2.

Nancy n’est pas la seule place dynamique dans cette veine : à l’étranger, l’anglais Louis Comfort Tiffany introduit de beaux luminaires dans les intérieurs grâce à ses représentations de faune et de flore et ses fameux abat-jours en vitrail à motifs de fleurs et feuillages 3 constitués de verres colorés 4. Ils éclairaient les pièces grâce à leurs couleurs chaudes et permettaient d’offrir une belle décoration d’intérieur et un style unique.

Le phénomène se reproduit durant les années suivantes et la période dite de l’Art Déco, autour des années 1920. Ce style, que l’on retrouve tant en architecture que dans les arts décoratifs, gagne également les luminaires et y réduit la place et la complexité de l’ornementation au profit d’une recherche d’épuration et de simplification.

En effet, après l’ornementation, les recherches sur l’évolution des luminaires s’intéressent à la forme. Si ces recherches sont ténues durant la période Art Nouveau, leur place grandit avec les années et s’exprime plus fortement dans les années 1920 grâce à l’utilisation de nouveaux matériaux. Ces années, marquées par un fort essor industriel, permettent l’émergence du métal ou encore du verre pressé-moulé. Certains verriers donnent au verre une certaine transparence ou une couleur opalescente pour leurs lampes, comme la lampe Cardamine de René Lalique en verre sablé. Les nouvelles possibilités obtenues grâce aux nouveaux matériaux permettent significativement d’orienter le travail des artisans et artistes vers des formes géométriques, simplifiées et fonctionnelles.

Cette tendance s’accroît encore à l’approche des années 1930 et l’on voit même apparaître un courant tardif de l’Art Déco, principalement aux Etats-Unis puis en France, appelé le style « Streamline » ou encore « style paquebot ». Ce style atteint son apogée en 1937 avec des retentissements encore perceptibles dans le design d’après-guerre et se caractérise non plus sur l’ornementation de l’art décoratif mais plutôt sur le concept des formes aérodynamiques profilées pour la vitesse. Cette réflexion gagne l’architecture mais aussi l’ensemble des éléments du design. Elle intéresse particulièrement le luminaire en ce qu’elle est le premier style d’architecture qui intègre directement l’éclairage, notamment en verre, dans le concept même du bâtiment. Ce style touche également la production de luminaires avec la création de modèles aux formes épurées et effilées, comme la lampe Executive Model n°114 créée par Walter Teague.

Cette recherche d’épuration et de formes lisses semble d’ailleurs annoncer les premières recherches modernistes des années 1930.

Lampe Glycines Emile Gallé (MAD)
Emile Gallé, Lampe Glycines, vers 1925, MAD ©Photo Laurent Sully Jaulmes/Les Arts Décoratifs, Paris
Emile Gallé, Lampe Glycines, vers 1925, MAD
Tiffany lampe (MAD)
Louis-Comfort Tiffany, Lampe, vers 1900, MAD
lampe Cardamine Lalique
René Lalique, Lampe Cardamine, 1928 ©RLalique.com
Executive Model n°114 Teague (Brooklyn Museum)
Walter Teague, Lampe Executive Model n°114, 1939, © Brooklyn Museum

II. Modernisme et début d’industrialisation des luminaires

curt fischer lampe midgard
Curt Fischer, Lampe Midgard, 1923/1925 © Paul Chave, courtesy of Stella Christie (www.stellachristielighting.co.uk)
113-Midgard-Curt-Fischer-Gropius-Bauhaus
Des lampes Midgard Lamps par Curt Fischer dans les locaux du Bauhaus
Edouard wilfrid Lampe Buquet (MoMA)
Edouard Wilfrid Buquet, Desk lamp, 1927 © MoMA
lampe leleu maison gerard
Jules-Émile Leleu, Lampadaire tripode, 1932 © Maison Gérard
lampe Bilia Gio Ponti fontana arte
Fontana Arte et Gio Ponti, Lampe Bilia, 1931, © Gio Ponti Archives, Milan

Dans les années 1920 et 1930, le design des luminaires s’industrialise, avec un choix restreint de couleurs, des formes simples et géométriques. Les créations sont standardisées, pour répondre à une production de masse, tout en gardant une certaine élégance. C’est véritablement à cette période qu’architecture et arts décoratifs deviennent interdépendants et de nombreux architectes-designers internationaux 5, chantres du mouvement moderne, s’orientent alors vers une recherche de fonctionnalité et de pureté dans la forme.

En architecture, on adopte le fonctionnalisme, basé sur la célèbre formule : « la forme suit la fonction » 6, expliquant le fait que la spatialité, la forme et l’apparence d’un bâtiment doivent dériver de sa fonction. Ces réflexions gagnent rapidement le design puisqu’en 1919, Walter Gropius fonde l’école de design du Bauhaus, à Weimar en Allemagne, afin de créer des meubles et objets pour tous, grâce à un design novateur, plus fonctionnel et résistant, qui s’inspire des recherches mathématiques constructivistes 7 et des recherches fonctionnalistes ambiantes en architecture.

Ainsi, la lampe de travail Midgard de Curt Fischer servit de modèle aux artisans de l’atelier de ferronnerie du Bauhaus pour fabriquer des luminaires modernes. Elle était même une des composante du mobilier du Bauhaus à Weimar et se trouvait également dans la maison du directeur à Dessau, occupée par Walter Gropius. Elle répondait parfaitement aux exigences fonctionelles grâce à sa pince de fixation, son bras amovible et son abat jour profilé pour limiter l’ombre portée sur le plan de travail 8. Ce type de recherches, et plus largement le dynamisme du Bauhaus, influencera une grande partie du design international pendant plusieurs décennies et de nombreux designers.

Certains objets précis, comme la lampe de travail par exemple, sont fortement développés et explorent toutes les techniques et matériaux possibles. La lampe garde à chaque fois un certain minimalisme, une petite gamme de couleurs et un design sensiblement similaire qui reproduit des éléments caractéristiques tels que le bras amovible et l’étroitesse de champ lumineux, qui permett d’orienter la lumière sur un point particulier. Ces caractéristiques récurrentes n’empêchent pas l’innovation : ainsi, en 1925, Edouard-Wilfrid Buquet crée une lampe réglable d’un nouveau type : un modèle à contrepoids qui fut l’une des lampes les plus populaires de cette époque

Toutefois, tous les designers internationaux n’embrassent pas totalement la modernité proposée notamment par le Bauhaus.

Ainsi, le design français de cette époque reste imprégné d’une certaine tradition dans les arts décoratifs avec des objets qui mêlent modernisme et goût pour la richesse et l’ornement. Les modèles sont raffinés avec l’utilisation de matériaux moins industriels et plus luxueux, comme le cristal ou le chêne cérusé. Ainsi, le designer Jules-Emile Leleu crée aussi bien des lampes minimalistes en verre et métal chromé, comme une torchère dotée d’une table intégrée en verre créée vers 1930, que d’autres plus cossues en acajou et bronze argenté.

De même, le design italien se tourne vers une clientèle d’élite. Ainsi Gio Ponti, à la tête de Fontana Arte, souhaite répondre à la demande de luminaires de qualité en verre ou en cristal. Il mêle alors esthétique industrielle et détail pittoresque, égayant ses luminaires de touches de couleurs ou de formes fantaisistes, créant un style à part entière, aisément identifiable. La lampe Bilia répond à cette volonté d’extravagance avec son pied conique en métal qui semble soutenir comme par magie l’abat-jour sphérique en verre dépoli.

La naissance du design en ce début de XXe siècle, et les différents styles qui se créent, vont peu à peu prendre de l’ampleur pour créer une véritable expansion du design et des styles existants à partir des années 1950.

L’explosion du Design

 

I. L’après-guerre, entre austérité et nouvelles influences venues d’ailleurs

La Seconde Guerre Mondiale a eu un impact considérable sur le design des années 1950. Les années d’après-guerre marquent l’utilisation de nouveaux matériaux, de nouvelles formes et de nouvelles couleurs après l’austérité forcée de la guerre. La nécessité de reconstruire pousse les designers à redéfinir les contours d’un design moderne, proche du consommateur. Chaque pays sera impacté différemment par les deux guerres mondiales et ainsi, à partir des années 1950, on peut constater que le design de chaque nation acquiert certaines spécificités distinctes.

Ainsi, les américains se concentrent sur la recherche de formes audacieuses grâce à de nouvelles techniques industrielles, comme la lampe Model n° T-5-G de Lester Geis, dont les deux abat-jours en métal peint peuvent pivoter pour cacher ou révéler la lumière.

En France, la direction prise est différente. En effet, le gouvernement lance en 1944 le Ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme qui initiera des grands chantiers de reconstruction pour remédier à l’important problème du relogement d’un pays qui a subi de nombreuses destructions. Par extension, les besoins de la population sont aussi existants en matière de mobilier. De nombreux designers français vont alors s’appuyer sur les concepts de modernité mis en place dans les années 1930 pour concevoir des objets sobres et fonctionnels avec des techniques productives efficaces et des matières simples et robustes. Le dépouillement devient nécessaire pour une large production en série et les designers français cherchent à la fois à ne pas retomber dans une certaine opulence décorative passée tout en prenant une certaine autonomie vis-à-vis du modernisme austère d’avant-guerre. Ils créent des formes et des combinaisons de couleurs simples, comme le fait par exemple Serge Mouille pour sa série de luminaires aux abat-jours en métal émaillé noir et intérieurs blancs, supportés par de minces bras métalliques.

Non loin de là, le design italien prend son envol après la guerre et devient le leader mondial du design. De grandes maisons industrielles font appel à des designers avant-gardistes pour créer des pièces qui tiendront la première place sur le devant de la scène internationale. Alors que les autres pays se basent sur la rationalisation et la production, l’Italie voit se développer des initiatives d’expérimentation et de fabrication d’objets nouveaux et originaux. Les designers créent alors des lampes fantaisistes, légères, voire exubérantes, avec des abat-jours colorés et des formes influencées par la sculpture contemporaine. La lampe Modèle n°534 de Gino Sarfatti répond à cette folie du design italien d’après-guerre avec ses abat-jours multicolores pouvant s’incliner dans diverses positions.

Enfin deux pays arrivent sur le devant de la scène internationale du design.

Tout d’abord, le Danemark qui devient un acteur majeur en proposant des pièces modernes, poétiques, à la fois rigoureuses et conviviales et au coût peu élevé. Ainsi, la suspension PH Artichoke, créée par Poul Henningsen, a un aspect très décoratif par sa forme ronde constituée de lamelles rectangulaires, et chaleureux par sa couleur cuivrée.

Le Japon acquiert également une place plus importante en matière de design. En effet, les designers japonais arrivent à renouveler leur répertoire original en puisant dans les nouveautés du design occidental, créant un style hybride unique. Ainsi, les lampes Akari de Isamu Noguchi ont des formes abstraites et épurées, rappellent à la fois l’art de l’origami et les nouvelles créations du design occidental contemporain 9.

lampe Model n°T-5-G de Lester Geis (MFA Houston)
Lester Geis, Adjustable Table Lamp, Model no. T-5-G,1951 ©Museum of Fine Art Houston
serge mouille bibliotheque courbe 1953
Serge Mouille, Plafonnier bibliothèque Courbe, 1953 ©EDITIONS SERGE MOUILLE®
modele 345 gino sarfatti
Gino Sarfatti, Lampe de table 354, © Georges Meguerditchian - Centre Pompidou, MNAM-CCI /Dist. RMN-GP © Arch. Riccardo Sarfatti
PH Artichoke Poul Henningsen
Poul Henningsen pour Louis Poulsen, Suspension PH Artichoke, 1957 ©Louis Poulsen
Akari 25N Noguchi (MAD)
Isamu Nogushi, Lampe Akari 25N, 1960, MAD ©Photo Les Arts Décoratifs, Paris/Jean Tholance
Isamu Noguchi lampes Akari
Isamu Noguchi et ses lampes Akari

II. La nouvelle conception de la liberté des années 1960 et 1970

Panton Kugel Lampe (Artnet)
Verner Panton, Kugel-Lampe, 1969, © Artnet
joe colombo lampe modèle n° 281 acrilica
Joe Colombo, Lampe Acrilica n°281, 1962 ©Artnet
lampes Pilola Casati et Ponzio (Cornette)
Cesare Casati et Emanuele Ponzio, Lampes Pilola, 1968, crédits : © Cornette de Saint Cyr maison de ventes
Joe Colombo, applique et lampadaire Alogena, 1970,©Photo Les Arts Décoratifs, Paris/Jean Tholance
Lampe Sinerpica Lucchi (Pompidou)
Michele de Lucchi, Lampe Sinerpica, 1978, Centre Pompidou, © Jacques Faujour - Centre Pompidou, MNAM-CCI /Dist. RMN-GP © Michele De Lucchi

L’aspiration au changement et à la liberté est forte dans les années 1960 et se prolongera dans les années 1970. L’austérité de la guerre et de l’après-guerre est terminée et la confiance en l’avenir prend le dessus. Les designers achèvent de rejeter le modernisme débuté dans les années 1930, qui ne répond plus à la demande d’un grand nombre de consommateurs qui souhaite du changement et une plus grande variété dans les objets. De plus, la génération des sixties désire une identité propre, éloignée de la génération de leurs parents, ayant connu la guerre. Le consumérisme de masse apparaît à cette époque et les designers rivalisent de créativité pour notamment toucher la jeune génération ; le design n’est plus au service du fonctionnalisme mais de l’esthétique.

Le design des années 1960 se veut inventif, laissant la place à la rondeur et à la couleur : la période Pop 10 démarre ! Le designer danois Verner Panton est un des grands représentants de ce design et crée des luminaires aux formes rondes et aux couleurs vives comme la suspension Topan ou les lustres Kugel-Lampe. Sa sensibilité Pop lui permettra d’inventer une nouvelle qualité de vie par l’aménagement intérieur, en libérant l’imaginaire et en créant un design ludique.

L’autre élément distinctif des années 1960 se situe dans les matières utilisées : de nouveaux matériaux font leur apparition et permettent aux designers de s’affranchir des contraintes physiques de création. Le plastique s’élève notamment comme un élément phare et son utilisation se démocratise y compris en matière de fabrication de luminaires. Des recherches sur les propriétés thermoplastiques et optiques de cette matière sont menées pour créer de nouvelles formes inédites comme, par exemple, la lampe de table Model n°281 Acrilica, en acrylique moulé en forme de C, de l’italien Joe Colombo.

De plus, les designers italiens parviennent même à débarrasser le plastique de sa réputation de produit bon marché et peu attrayant pour créer des pièces captivantes. Ainsi, l’emprunt à des formes connues reste fréquent pour certaines lampes, cependant elles sont revisitées, recréées, redimensionnées pour servir à une autre fonction et remettre en cause notre perception originelle comme les lampes Pillola de Cesare Casati et Emanuele Ponzio qui reprennent la forme de pilules bicolores agrandies.

Les années 1970 prolongent les réflexions initiées dans les années 1960 et sont marquées par la diversité de la condition postmoderne 11 et ainsi que par la mise en avant de l’identité propre de chaque designer, rendant difficile la présentation exhaustive de toutes les recherches et expérimentations de cette période. Les créations les plus folles prennent place dans ce nouvel art de vivre qui mêle provocation et revendication de la liberté culturelle et sociale où les couleurs, les formes, les matériaux, les mélanges des arts continuent leurs expérimentations.

Ainsi, les luminaires peuvent s’orienter, par exemple, vers le domaine du high-tech, avec des visions futuristes comme celle de Joe Colombo, qui imagine du mobilier entièrement modulable comme la lampe Alogena qui existe en lampe, lampadaire ou suspension.

Il existe d’autres visions plus artistiques comme celles des designers italiens qui n’hésitent pas, pour certains, à se diriger vers des excès de formes et de couleurs. Ainsi, Ettore Sottsass, membre fondateur du Studio Alchimia 12 tend vers une grande liberté d’expression avec des luminaires ironiques et décalés. De même, Michele de Lucchi se moque du design fonctionnel en usant de la distorsion pour s’éloigner de la fonction de l’objet. Il souhaite créer une image forte d’un produit plutôt que de répondre à un problème d’éclairage : la lampe Sinerpica, avec ses couleurs vives et sa forme rappelant une plante grimpante, s’éloigne d’une quelconque fonction.

A la fin du XXe siècle, la pluralité de styles, de designers et de nouvelles recherches sur la modernité et les nouvelles technologies créent des possibilités infinies en matière de design qui seront explorées encore plus densément dans les décennies suivantes !

Le design comme norme : des années 1980 à aujourd’hui

 

I. Une pluralité de styles

Les années 1980 prolongent les réflexions et recherches initiées dans les années 1970 autour de la condition postmoderne. Il n’existe plus vraiment de courants hégémoniques mais bien une pluralité d’initiatives personnelles, et un glissement s’opère progressivement : ce sont les designers eux-mêmes qui sont mis sur le devant de la scène et non plus un mouvement. Seuls les italiens semblent se démarquer en tant que cellule de designers avec le Groupe Memphis 13 dont la volonté est de créer un design coloré, humoristique, aux formes inédites et déstructurées. La lampe Super de Martine Bedin, par exemple, est un modèle de luminaire ludique et polychrome qui invite l’utilisateur à une interaction avec l’objet grâce à des roues fonctionnelles.

De manière générale, de nombreux designers n’hésitent pas à s’inspirer des styles passés pour créer un design dit « néo-décoratif ». Pour Philippe Starck par exemple, il s’agit de renouveler la tradition française des arts décoratifs selon une approche historiciste modernisée personnelle : sa lampe Haa rappelle les bougeoirs du… XVIIIe siècle !

Quant à Borek Sipek, il se tourne vers un style « néo-baroque » pour donner une grande importance au travail artisanal : les lustres Luigi, exubérants et étincelants, sont composés de formes florales stylisées entremêlées rappelant les lustres Art Déco ou les créations en verre de Murano du XVIIIe siècle.

L’idée du retour à une certaine tradition émerge, principalement au niveau des matériaux traditionnels qui sont remis sur le devant de la scène comme la céramique, le bronze ou le bois mais également les séries limitées ou les pièces uniques. En effet, les designers s’affranchissent des contraintes industrielles et utilisent des matériaux qui contentent les attentes luxueuses de certains commanditaires. Ainsi les lampes Maison Charles 14,ornent les plus belles et luxueuses maisons françaises comme le modèle Feuille d’eau créé par Chrystiane Charles, qui répond parfaitement à ses critères grâce à la base et l’abat-jour tout en bronze et laiton avec différentes patines possibles.

La polysémie des styles et tendances, initiée dès les années 1980, ne diminue pas dans les décennies suivantes, bien au contraire, puisque le design est désormais partout : électroménager, alimentaire, alcool, électronique, voiture, mobilier… Cela a pour but de séduire davantage de consommateurs, améliorer l’ergonomie des produits et relancer les ventes qui se sont ralenties après « l’orgie 15» des années 1980.

Les années 2000 sont caractérisées par une profusion de styles et tendances, une sorte de nouvel éclectisme après les années de l’hégémonie du modernisme du milieu du siècle passé. Les initiatives sont diverses et variées, et oscillent entre deux tendances quasi-antagonistes : une hyper-démocratisation du design, ou simili-design, accessible au plus grand nombre pour une somme modique dans des grandes enseignes, et une hyper valorisation de certaines créations ou designers, dont les côtes explosent !
L’entreprise IKEA est le parfait exemple de cette popularisation du design avec des prix défiant toute concurrence (une vingtaine d’euros) comme par exemple la suspension Brunsta/Hemma disponible en deux tailles, facilement montable et au design géométrique contemporain.
A l’inverse, certains designers, comme Matali Crasset, créent des luminaires pour des grandes marques du design, comme Roger Pradier, peu accessibles au plus grand nombre. Ainsi, sa collection de luminaires d’extérieur, intitulée La Hutte, permet un choix important de coloris et trois versions de cette lampe mais à un prix nettement plus élevé (plusieurs centaines d’euros selon le modèle).

lampe Super Bedin (Auction)m
Martine Bedin, Lampe Super, 1981 ©Auction
Lampe Haa Starck
Philippe Starck, Lampe Haa, 2009 © Flos
Borek Sipek, Lustres Luigi, 1989 © Driade, Fossadello di Caorso
Maison Charles, Lampe Feuilles d'eau, 1978 © Maison Charles
Brunsta Hemma IKEA
IKEA, Brunsta Hemma, © IKEA
matali crasset la hutte roger pradier
Matali Crasset pour Roger Pradier, Lampe La Hutte Modèle 1 © Instagram Roger Pradier

II. Des limites technologiques repousées

Five palms Ayala Serfaty
Ayala Serfaty pour Aqua, Suspension five palms, 1996, ©Addisson House
Lampe Aerial Light E23 Ron Arad (Pompidou)
Ron Arad, Lampe Aerial Light E23, 1981 © Jacques Faujour - Centre Pompidou, MNAM-CCI /Dist. RMN-GP © Ron Arad & Associates Ltd

Des initiatives qui s’appuient sur les nouveautés technologiques apparaissent, comme le design biomorphique, dont le but est essentiellement décoratif : les objets semblent vivre, dans un monde rêvé, grâce à des formes empruntes de douceur et de poésie. Ainsi, les luminaires de Ayala Serfaty sont inspirés de formes naturelles comme les méduses, les coquillages ou les fleurs, en exploitant le plus souvent les nouvelles possibilités techniques offertes par les avancées en la matière, telles que l’utilisation du polymère ou d’un tissage de filaments de verre.

Dans un autre style mais toujours dans une idée d’utilisation du high-tech, la lampe Aerial Light E23 du designer Ron Arad, s’inspire d’antennes de voiture et peut être pivotée et télécommandée à distance.

Depuis quelques années, certains designers ont même totalement associé leurs créations aux nouvelles technologies, telle que l’impression en 3D. Ainsi, par exemple, la lampe conçue et fabriquée par l’industriel canadien Samuel Bernier, qui s’inspire de formes anciennes, ici la Tour Eiffel, utilise une technologie moderne.

De façon analogue, l’artiste designer américaine Bathsheba Grossman a également créé une série de lampes aux formes complexes en utilisant la conception assistée par ordinateur et la modélisation en trois dimensions ainsi que la technologie de l’impression sur métal.

Toutes ces nouvelles avancées technologiques permettent aux designers de repousser les limites de leur créativité grâce aux possibilités infinies de créer de nouvelles formes.

Lampe eiffel Samuel Bernier
Samuel Bernier, Lampe Eiffel, 2014 © Cults3D
Lampe Quin Bathsheba Grossman
28) Grossman, Lampe Quin, 2005,© Bathsheba Grossman

III. Renouvellement des préoccupations

Dans cette cohorte de styles qui caractérise le design depuis les années 1970, il existe pourtant un point qui semble rassembler de nombreux artistes et designers : la prise de conscience de la nécessité du recyclage et, à plus large échelle, de la protection de l’environnement.
Cela commence tout d’abord en réaction à l’utilisation massive du plastique dans les années 1960 puis la crise du pétrole de 1973. Des recherches variées sur des modes de consommation ostentatoires sont menées pour essayer de créer un lien entre design et environnement. Les recherches s’orientent initialement vers l’utilisation de matières recyclées, puis elles s’élargissent à l’ensemble des caractéristiques de chaque objet.

Ainsi apparait le low design dans les années 1990, qui se caractérise par une retenue et une épuration des formes et des couleurs tout en côtoyant les formes humoristiques d’objets détournés de leur fonction première. Ainsi, l’entreprise Droog Design crée la suspension Milkbottle composée de bouteilles de lait en verre retravaillé.

De plus, toujours dans ce même axe de réflexion, les créations en série limitée ou en pièce unique se multiplient en réaction à la consommation effrénée des décennies précédentes. Ainsi Ingo Maurer récupère une boîte de conserve en aluminium de la marque Campbell’s pour créer la suspension ou l’applique Canned Light.

L’aboutissement de cette réflexion se trouve certainement dans la naissance de l’écodesign, très engagé, dont la volonté est de produire des objets respectant le développement durable, l’environnement, l’utilisation de matières durables ou recyclables comme le carton, le bambou, la ferraille et les objets en fin de vie réutilisés. Ainsi, le designer Kikidesign réalise des luminaires à partir d’objets de récupération comme la lampe Miss Luza Bomba réalisée à partir d’une ancienne pompe industrielle en fonte.

C’est peut-être cette dernière recherche qui illustre une des tendances fortes des années 2000 qui n’est pas près de faiblir dans une ère où les préoccupations sur notre avenir et les enjeux climatiques sont grandissants.

Droog Milkbottle lamp (Droog site)
Droog Design, Suspension Milkbottle, 1991 © Droog.com
canned_light_suspension ingo maurer
Ingo Maurer, Suspension Canned Light, 2003, ©Tom Vack / Ingo Maurer.com
Miss Bomba Luza Kikidesign
Kikidesign, Miss Luza Bomba, 2008 © Kikidesign.com

Conclusion

Il n’y a plus vraiment de règles hégémoniques et la variété de modèles de lampes disponibles sur le marché, ainsi que les diverses gammes de prix proposées montrent bien l’ambivalence complexe du design : entre réalité et nécessité primordiale accessible pour tous et au plus grand nombre et objet de désir, manifeste d’un style et d’une époque, et d’une appartenance à une certaine catégorie sociale, aujourd’hui les lampes, mais aussi l’ensemble du mobilier et des arts décoratifs font sans mal le grand écart !

lampe carlo casa
Casa, Lampe de table Carlo, actuellement en vente sur casa.com © Casa

1 Le décor est dessiné sur la pièce grâce à un vernis à base de bitume. La pièce est ensuite plongée dans un bain d’acide mordant les parties non protégées. Les motifs bitumés mats contrastent avec les parties gravées plus transparentes. Les effets de lumière varient en fonction de la concentration et de la durée de l’immersion dans le bain, notice détaillée disponible en ligne ID VERRE, « Marqueterie », URL = http://www.idverre.net/encyclo/technique.php?id=38 [page consultée le 21 mai 2019].
Ibid. Technique inventée par Emile Gallé dont le brevet est déposé en 1898. Le décor n’est plus créé par la gravure mais par l’insertion de morceaux de verre coloré, déposés sur la paraison qui est ensuite travaillée jusqu’à l’intégration des éléments dans le verre.
Un grand nombre des motifs Tiffany (fleurs et libellules) ont été créés par Clara Driscoll, qui a travaillé dans les ateliers pendant plus de 20 ans.
Tiffany met au point un verre opalescent aux textures variées, coloré grâce à des oxydes métalliques, lui conférant parfois une certaine irisation. En 1894, il dépose le brevet du verre « Favrile » qui sera sa nouvelle marque de fabrique. Le mot est dérivé d’un terme anglais du XVIIe siècle, « fabrile », qui signifie « qui appartient à un artiste ou un art », rappelant la place importante de l’artisanat à cette époque. Voir la notice originale en ligne par le site du Musée d’Orsay, URL = https://www.musee-orsay.fr/fr/collections/oeuvres-commentees/arts-decoratifs/commentaire_id/vase-417.html?tx_commentaire_pi1%5BpidLi%5D=846&tx_commentaire_pi1%5Bfrom%5D=843&cHash=3c8e0beb0a, [page consultée le 21 mai 2019]
5En ce début du XXème siècle, de nombreuses recherches d’architectes, notamment celles d’Adolf Loos en 1908 qui publie à Vienne l’essai Ornement et Crime dans lequel il dénonce l’ornementation au profit d’une architecture fonctionnelle, s’orientent vers une recherche de simplicité, de fonctionnalisme, vers des choses sobres qui se détachent des traditions ornementales passées. Adolf Loos dira même de « ne chercher la beauté que dans la forme, ne pas la faire dépendre de l’ornement » et de nombreux autres architectes comme Le Corbusier ou Mies Van der Rohe suivront d’assez près ces préceptes.
6L’architecte américain Louis Sullivan est le premier à utiliser cette expression célèbre : « form ever follows function », qui deviendra la devise du Bauhaus, pour montrer sa volonté d’aller à l’essentiel en évitant l’ornementation superflue. On pourra également associer cette citation au célèbre « less is more » de l’architecte allemand Mies van der Rohe, également directeur de Bahaus de 1930 à 1933, qui traduit aussi le goût ambiant pour les choses épurées, dans un esprit minimaliste.
7Le constructivisme est un mouvement artistique né au début du XXe siècle en Russie et représenté par des artistes tels que Vladimir Tatline ou Alexandre Rodtchenko. Construit sur des bases qui gravitent autour du cubisme et du futurisme, le constructivisme est une réaction à l’ordre ancien, parallèle au suprématisme de Kasimir Malevitch, qui proclame une construction géométrique de l’espace où chaque élément possède une dynamique propre. Néanmoins il n’y a jamais eu de programme esthétique clairement défini, ce qui rend souple l’admission de certaines œuvres dans ce mouvement.
8v. C. & P. Fiell, 1000 lights, Taschen Bibliotheca Universalis, Cologne, 2015, p.131
9En effet, Isamu Noguchi fut l’assistant du sculpteur roumain Brancusi à Paris, de 1927 à 1929. Le minimalisme de ses œuvres a sûrement inspiré le designer pour sa série de lampes Akari, notamment la Colonne sans fin.
10Le Pop art est un mouvement culturel des années 1960 qui prend sa source dans la société de consommation. Il conteste les traditions en mettant en avant la production de masse pour toucher le plus large public possible, en étant « populaire » grâce à des formes simples et accessibles. Il crée un nouveau langage, inspiré de la publicité, dont les designers s’inspirent pour les couleurs et les formes de leurs meubles.
11J.-F. LYOTARD, La condition postmoderne, Éditions de Minuit, Paris, 1979. Cet ouvrage popularise le terme de « postmodernisme », défini comme un rejet des grands récits, des grands héros et des idéologies socio-économiques. Cet essai n’est pas le premier à parler de la postmodernité puisque cette théorie est promue dès 1977 par Charles Jencks, cf C. JENCKS, The Language of Post-Modern Architecture, Academy Editions, 1977, où il réinscrit l’architecture dans une histoire générale des mouvements artistiques, en incitant à un retour aux formes et motifs passés. Le postmodernisme s’exprime alors à travers des tendances diverses dans le design comme dans l’architecture avec le vernaculaire, l’historicisme, le modernisme tardif ou bien le déconstructivisme.
12Studio Alchimia est fondé à Milan en 1976 par l’architecte Alessandro Guerriero et propose d’exposer des créations expérimentales refusant la fabrication industrielle. Des artistes et designers tels que Ettore Sottsas, Alessandro Mendini et Michele de Lucchi, tirent leur inspiration de la culture pop et veulent ridiculiser les prétentions du bon goût en matière de design. Faisant partie de la deuxième vague du Design Radical italien, ces designers sont politiquement engagés, élitistes dans leurs créations intellectualisées.
13Le Groupe Memphis est fondé à Milan en 1981 pour redonner un souffle au mouvement du Design Radical. D’anciens designers de Studio Alchimia sont rejoints par d’autres comme Martine Bedin, Marco Zanini ou Aldo Cibic. Pour leurs créations, ils puisent leur inspiration dans des thèmes futuristes ou des styles décoratifs passés pour produire des meubles en petite série. Ils utilisent des stratifiés plastiques colorés pour créer des meubles excentriques avec des thèmes hybrides permettant la naissance d’un nouveau vocabulaire du design post-moderne.
14v. notre article sur Maison Jansen.
15Cf. J. BAUDRILLARD, La Transparence du mal, Grasset, 1990. Jean Baudrillard, sociologue et philosophe, écrit dans cet ouvrage que depuis les années 1970, « tout a été libéré » mais pose effectivement la question qui caractérise entre autre la condition post-moderne et demande « que faire après l’orgie ? ».

SOURCES

Bibliographie 

J. BAUDRILLARD, La Transparence du mal, Grasset, Paris, 1990,
A. Bony, Meubles et décors des années 70, Éditions du Regard, Paris, 2005
A. Bony, Meubles et décors des années 60, Éditions du Regard, Paris, 2003
C. & P. FIELL, 1000 lights, Taschen Bibliotheca Universalis, Cologne, 2015
C. & P. FIELL, Design scandinave, Taschen Bibliotheca Universalis, Cologne, 2015
C. & P. FIELL, Design du XXe siècle, Taschen Bibliotheca Universalis, Cologne, 2018
S. HODGE, Pourquoi est-ce un chef-d’œuvre ? 80 objets design expliqués, Eyrolles, Paris, 2017
C. JENCKS, The Language of Post-Modern Architecture, Academy Editions, 1977 [ Traduction française : Le langage de l’architecture post-moderne, éd. Denoël, 1979]
J.-F. LYOTARD La condition postmoderne, Éditions de Minuit, Paris, 1979.
J. DE NOBLET, Design, miroir du siècle, Flammarion/APCI, Paris, 1993
F.-T. CHARPENTIER, P. THIEBAUT, Gallé, Edition R.M.N, Paris, 1985
A. DUNCAN, G. DE BARTHA Georges , Gallé-Le Verre, Bibliothèque des Arts, Paris,1985

Webographie